Les rencontres de Sophie
Les nourritures terrestres
Le lieu unique –
mars 2015
Concevoir un art olfactif ?
Conférence par Chantal Jaquet, professeur à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, spécialiste de Spinoza et de la
philosophie du corps.
L’art olfactif est marginal, pour ne pas dire inexistant en
tant que concept à proprement parler dans nos sociétés occidentales. On peut
expliquer cette marginalité par la faible place accordée au nez dans l’histoire
de l’art et plus particulièrement par la faiblesse de l’odorat humain et son
rôle minimisé dans la perception du monde comparée à la vue : les humains
font pâle figure dans l’échelle de l’évolution olfactive comparés aux autres
animaux. Mais cela tient plus au manque d’éducation olfactive qu’à la faiblesse
olfactive de l’homme, et encore, cette faiblesse n’est-elle que supposée,
puisqu’il est prouvé qu’un nez humain entraîné peut discerner plus de deux
mille odeurs différentes. Le peu d’ouvertures vers des perceptions olfactives
est donc dû à un préjugé sociétal au sens que le monde des parfums n’enroberait
pas une « perception solide et durable du monde » bien que ce
présupposé soit discutable, car une odeur peut être solide et durable en
fonction de la longueur et de la persistance de ses notes. Il n’est pas rare
d’ailleurs que l’on se souvienne d’un lieu ou d’une personne simplement en
percevant les mêmes effluves dans l’air déplacé par un passant ou dans
l’atmosphère qui se dégage des bâtiments.
Il y a par ailleurs une analogie troublante entre la musique
et les parfums, de par leur mode d’écriture, qui, comme la cuisine, d’ailleurs,
sont retransmis sur le papier, à l’image d’une partition ou d’une recette. La
formule d’un parfum est à la senteur ce que la partition est à la musique :
un scénario de reconstitution.
Dans nos sociétés occidentales, l’odeur se réduirait donc à
sa seule conception physique et soi-disant éphémère de sa condition. Pourquoi
ne pas conférer au monde olfactif la jouissance esthétique accompagnée par
l’expérience du sublime et de l’élévation de l’âme ? Le parfum ne
serait-il qu’une action toute physique qui ne permettrait pas l’expression de
l’intelligible et du sensible au-delà de son action éphémère ?
L’art des parfums ne se résume pas à une préparation chimique
et technique, même si ils sont parfois pensés comme une suite de processus
algébriques entre le rapport des substances combinées et leur équilibre, car il
serait faux d’exclure dans l’art une parte technique et artisanale. Il serait
également faux de réduire l’art à cette seule et unique partie technique. Le
parfum n’est pas uniquement un artisanat, il est une pensée abstraite qui
combine, qui mémorise, qui anticipe et qui invente. Le nez n’est pas qu’un nez,
ce concepteur de parfums est aussi et surtout une construction de l’esprit, car
on a déjà vu des parfumeurs anosmiques continuer à créer des fragrances. Mais
au-delà de la conception matérielle et immatérielle d’un parfum, il serait
intéressant de penser un parfum à l’abri des diktats de l’industrie de la
cosmétique, à l’abri des exigences du marché et de la fabrication de simples
fragrances « qui sentent bon » calfeutrant les parfums dans le cadre
restrictif d’un art de vivre.
Dans la philosophie orientale, et plus particulièrement au Japon,
on a la preuve et l’existence d’un art olfactif à proprement parler. Un art qui
existe simplement pour lui-même et affranchi de la mainmise des industriels.
Le Kodo est en effet l’art des fragrances, c’est une école du
parfum pour lui-même, qui puise son origine dans l’ère Edo, époque pendant
laquelle les nobles aimaient à mélanger des essences lors de compétitions qui récompensaient la
meilleure senteur. Le Kodo, littéralement « la voie de ce qui est
parfumé » a pour principe le mélange de substances destinées à la senteur,
cette voie des odeurs amène aussi à écouter les odeurs et à les célébrer par de
courts poèmes. Religieux à ses débuts, le Kodo était à l’origine de
célébrations et divinations du parfum, perçu dans son immatérialité comme un
pont entre le monde des morts et celui des vivants. Il permet de créer des
senteurs qui existent pour elles-mêmes, et non pour simplement purifier l’air.
Dans nos sociétés occidentales, l’existence du parfum est
pensée uniquement dans les domaines de la cosmétique, de la séduction, de
l’hygiène et du bien-être, posant ainsi des œillères et bridant par cela notre
perception globale du monde des odeurs, nous empêchant de faire du parfum un
art à part entière. Il faut aussi savoir que seules les sociétés occidentales
ont adopté le fait de s’enduire le corps de substances odorantes, et c’est
sûrement cette distance entre le corps et le parfum qui a permis à la
philosophie orientale d’envisager le parfum non comme un vulgaire consommable
ou à un simple produit d’entretien mais à un acte artistique et esthétique,
célébré collectivement comme une passerelle vers le sublime, bref, comme un art
à part entière.
On a donc développé des préjugés sur la pauvreté du sens
nasal, et si un art éphémère existe, l’art olfactif est l’évidence même,
traduisant aussi bien le fugace, le périssable et le volatile des choses que
toute la mouvance de l’art performatif.
Pour l’acceptation d’un art olfactif, Chantal Jaquet énonce
deux voies empruntables : Tout d’abord celle de la synesthésie, qui
consisterait à concevoir chaque œuvre d’art comme une parcelle du monde sur
laquelle la perception du spectateur doit se projeter avec la totalité des cinq
sens, comme nous le faisons pour notre appréhension et connaissance des choses
qui nous entoure. La seconde voie serait celle de considérer le parfum comme un
moyen d’expression privilégié, acquérant le même statut que les catégories
traditionnelles de l’art, et affranchi des caractéristiques hédonistes du «ça
sent bon, ça sent mauvais » ou de la perception réduisant les odeurs à
leur provenance, car le lexique des fragrances est étonnamment réduit.
Il faut par ailleurs s’affranchir de l’acceptation séculaire
de la condition dualiste de l’homme. Le retour de l’esprit et du corps dans une
seule entité est aussi considérer l’homme comme une multiplicité de sens, et
donc accorder une importance accrue aux sens les moins sollicités comme
l’odorat. Car c’est en développant le corps que l’on développe l’esprit, plus
il est habitué à réagir à une multiplicité de choses, plus l’esprit est apte à
penser. Avec l’entraînement, on peut même aboutir à une certaine odeur mentale
affranchie de la représentation imagée, non formelle, comme la musique en
quelque sorte car la matérialité de l’odeur et de la vue ne sont pas les mêmes.
La puissance spécifique du parfum réside aussi dans son aspect volatile,
invisible, quasi spirituel, qui est aussi un outil de connexion entre le divin
et l’homme, entre le matériel et l’immatériel, à l’origine d’une voie de
passage aussi puissante et évocatrice que l’art, permettant elle aussi
d’accéder au sublime.
Roy Martin
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