THEATRE ANTOINE, Paris
Fabrice Luchini lit Philippe
Muray
16h45 : La salle est remplie
jusqu’au paradis, la plus haute coursive du théâtre, certains
spectateurs peuvent même toucher l’impressionnant plafond du
théâtre Antoine. Le rideau est déjà levé, sur scène une chaise
en bois à coté d’une table sur laquelle sont posés une carafe et
un verre remplis d’eau, des feuillets et des livres ;
notamment un très épais de Cioran parsemé d’ une dizaine de
post-it roses.
4 spots placés au dessus de la scène
et orientés vers la table s’éclairent doucement pendant que ceux
de la salle se baissent mais les spectateurs ne sont pas totalement
plongés dans le noir.
17h : Fabrice Lucchini arrive sur
scène en costume sombre et chemise blanche, il regarde la salle, à
peu près 800 personnes, puis s’assoit sur la chaise; face au
public. « Vous allez voir ça va être moins marrant que chez
Drucker, et pour bien vous montrez que nous ne sommes pas dans
quelque chose de très festif je vais commencer par une phrase de
Cioran que j’aime beaucoup… »
Pendant deux heures, l’acteur lit au
public des écrits de Philippe Muray, auteur contemporain mort en
2006. Il cite Balzac, Jouvet, Céline et tant d’autres… Il fait
aussi des pauses dans le texte de l’essayiste féroce, des apartés
où toute la puissance comique du comédien explose. Il parle
politique, comme souvent, c’est un sujet qui le passionne, et qui
passionnait aussi l’auteur dont il fait la lecture. Le comédien
considère le texte de Muray sur le débat comme un chef-d’œuvre,
et en voici quelques mots : « Un magma d’entre- gloses
qui permet de se consoler sans cesse de ne jamais atteindre seul à
rien de magistral (…) Le réel s’efface au rythme même où il
est débattu (…) On convoque de grands problèmes, et on les
dissout à fur et à mesure qu’on les mouline dans le débat »…
Nietzschéen? Oui, mais pas seulement,
Muray a des « vertus moliéresques » comme l’avait si
justement dit Fabrice Luchini dans une interview, unique dialecticien
de notre époque, qui ose être contre la doxa bien pensante de
« L’empire du bien », le festif pour toujours, le
culturel pour tous, mais derrière « l’homo-festivus »
il y a la dimension tragique du déni, car c’est la mort du réel,
la mort de la vie et de l’art, pour le socio-philosophe le festif
est un parti de l’ordre ; mais il n’ est pas réactionnaire,
il est profondément anti-moderne.
Aimait il l’art ? Oui, beaucoup,
mais il haïssait le socio-culturel, il nous explique « qu’en
réalité la culture qui est le miracle où chacun est renvoyé à
lui dans sa solitude, son rapport à lui, sa construction, a été
confisquée en faveur d’une globalité massive qui réduit l’art
dans ce qu’il a d’inéluctable pour en faire un matériau de
loisir et de consommation où il n’y a plus la vérité de la vie
mais qu’un outil de domestication de masse. » L’auteur
s’échappe de cette idéologie dominante si étouffante, de ce
dictat démagogique. Mais ce désespoir a quelque chose de risible,
de drôle, même si il écrase durement nos illusions sentimentales.
19h : Fin du spectacle, les gens
applaudissent et se chuchotent : « Déjà ?! Mais
quelle heure est il ? Je n’ai pas du tout vu le temps passé. »
En effet malgré la densité du texte
et la restitution éclatante qu’ en fait Fabrice Luchini, le temps
est passé vite, trop vite. Le talent de l’acteur ajouté à la
pensée de cet écrivain, font de cette lecture un moment jouissif.
Pour les spectateurs comblés par ce moment d’intelligence
éloquente, c’est presque une frustration de voir le comédien
quitter la scène.
19h30 : Rendez vous derrière le
théâtre, à la sortie des artistes. Une dizaine de personnes
arrive, certaines pour des autographes ou des photos, ou juste pour
lui parler, le toucher, l’approcher. Lui, Fabrice Luchini, un mythe
qu’on a découvert grâce à Éric Rohmer, que l’on a adoré au
théâtre, qu’on a écouté avec passion lire Céline, Baudelaire,
Paul Valéry, La Fontaine et d’autres, on se délecte de chacune de
ses anecdotes sur Roland Barthes, Perceval le Gallois, Johny
Halliday, le Palace, le collège de France etc…
Ca y est, le voilà, je me consume à
l’idée de le saluer, de lui parler, et je vois tous ces gens qui
l’approchent (une scène digne des oiseaux d’Hitchcock). Soudain
il me tend la main, nous discutons, je lui demande s’il n’a pas
l’impression qu’il y a trop de rires pendant le spectacle et si
le public passe à coté du sens du texte.
« Oui et non. Oui car parfois les
rires polluent, et non car il faut des respirations à ces écrits si
intenses. J’ai besoin de ça pour ponctuer le texte en l’allégeant,
le public a besoin de ça pour être tenu en haleine sur la hauteur
de l’écrivain, le public ne fait pas d’effort donc il faut
l’emmener, le forcer ».
Comment a-t-il sélectionné les
extraits ?
« C’est Madame Muray, Anne, sa
femme qui a sélectionné et établi l’ordre de lecture »
À la question : considère t il
ce qu’il fait sur scène comme une performance, il me répond
simplement non. Apres un bref échange sur Rohmer, je le remercie, il
m’embrasse, et me dit « À bientôt Mademoiselle ».
Transportée par ce spectacle et cet
entretien je quitte cet endroit avec un souvenir magique de cette
excellente soirée.
« Autant pas se faire
d'illusions, les gens n'ont rien à se dire, ils ne se parlent que de
leurs peines à eux chacun, c'est entendu. Chacun pour soi, la terre
pour tous. » Louis Ferdinand Céline – Voyage au bout de la
nuit ; 1932.
Léa Bertail Domarchi
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