samedi 16 mai 2015

Les rencontres de Sophie


Les rencontres de Sophie 
Les nourritures terrestres 
Le lieu unique – mars 2015
Concevoir un art olfactif ?
Conférence par Chantal Jaquet, professeur à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, spécialiste de Spinoza et de la philosophie du corps.
L’art olfactif est marginal, pour ne pas dire inexistant en tant que concept à proprement parler dans nos sociétés occidentales. On peut expliquer cette marginalité par la faible place accordée au nez dans l’histoire de l’art et plus particulièrement par la faiblesse de l’odorat humain et son rôle minimisé dans la perception du monde comparée à la vue : les humains font pâle figure dans l’échelle de l’évolution olfactive comparés aux autres animaux. Mais cela tient plus au manque d’éducation olfactive qu’à la faiblesse olfactive de l’homme, et encore, cette faiblesse n’est-elle que supposée, puisqu’il est prouvé qu’un nez humain entraîné peut discerner plus de deux mille odeurs différentes. Le peu d’ouvertures vers des perceptions olfactives est donc dû à un préjugé sociétal au sens que le monde des parfums n’enroberait pas une « perception solide et durable du monde » bien que ce présupposé soit discutable, car une odeur peut être solide et durable en fonction de la longueur et de la persistance de ses notes. Il n’est pas rare d’ailleurs que l’on se souvienne d’un lieu ou d’une personne simplement en percevant les mêmes effluves dans l’air déplacé par un passant ou dans l’atmosphère qui se dégage des bâtiments.
Il y a par ailleurs une analogie troublante entre la musique et les parfums, de par leur mode d’écriture, qui, comme la cuisine, d’ailleurs, sont retransmis sur le papier, à l’image d’une partition ou d’une recette. La formule d’un parfum est à la senteur ce que la partition est à la musique : un scénario de reconstitution.
Dans nos sociétés occidentales, l’odeur se réduirait donc à sa seule conception physique et soi-disant éphémère de sa condition. Pourquoi ne pas conférer au monde olfactif la jouissance esthétique accompagnée par l’expérience du sublime et de l’élévation de l’âme ? Le parfum ne serait-il qu’une action toute physique qui ne permettrait pas l’expression de l’intelligible et du sensible au-delà de son action éphémère ?
L’art des parfums ne se résume pas à une préparation chimique et technique, même si ils sont parfois pensés comme une suite de processus algébriques entre le rapport des substances combinées et leur équilibre, car il serait faux d’exclure dans l’art une parte technique et artisanale. Il serait également faux de réduire l’art à cette seule et unique partie technique. Le parfum n’est pas uniquement un artisanat, il est une pensée abstraite qui combine, qui mémorise, qui anticipe et qui invente. Le nez n’est pas qu’un nez, ce concepteur de parfums est aussi et surtout une construction de l’esprit, car on a déjà vu des parfumeurs anosmiques continuer à créer des fragrances. Mais au-delà de la conception matérielle et immatérielle d’un parfum, il serait intéressant de penser un parfum à l’abri des diktats de l’industrie de la cosmétique, à l’abri des exigences du marché et de la fabrication de simples fragrances « qui sentent bon » calfeutrant les parfums dans le cadre restrictif d’un art de vivre.
Dans la philosophie orientale, et plus particulièrement au Japon, on a la preuve et l’existence d’un art olfactif à proprement parler. Un art qui existe simplement pour lui-même et affranchi de la mainmise des industriels.
Le Kodo est en effet l’art des fragrances, c’est une école du parfum pour lui-même, qui puise son origine dans l’ère Edo, époque pendant laquelle les nobles aimaient à mélanger des essences lors  de compétitions qui récompensaient la meilleure senteur. Le Kodo, littéralement « la voie de ce qui est parfumé » a pour principe le mélange de substances destinées à la senteur, cette voie des odeurs amène aussi à écouter les odeurs et à les célébrer par de courts poèmes. Religieux à ses débuts, le Kodo était à l’origine de célébrations et divinations du parfum, perçu dans son immatérialité comme un pont entre le monde des morts et celui des vivants. Il permet de créer des senteurs qui existent pour elles-mêmes, et non pour simplement purifier l’air.
Dans nos sociétés occidentales, l’existence du parfum est pensée uniquement dans les domaines de la cosmétique, de la séduction, de l’hygiène et du bien-être, posant ainsi des œillères et bridant par cela notre perception globale du monde des odeurs, nous empêchant de faire du parfum un art à part entière. Il faut aussi savoir que seules les sociétés occidentales ont adopté le fait de s’enduire le corps de substances odorantes, et c’est sûrement cette distance entre le corps et le parfum qui a permis à la philosophie orientale d’envisager le parfum non comme un vulgaire consommable ou à un simple produit d’entretien mais à un acte artistique et esthétique, célébré collectivement comme une passerelle vers le sublime, bref, comme un art à part entière.
On a donc développé des préjugés sur la pauvreté du sens nasal, et si un art éphémère existe, l’art olfactif est l’évidence même, traduisant aussi bien le fugace, le périssable et le volatile des choses que toute la mouvance de l’art performatif.
Pour l’acceptation d’un art olfactif, Chantal Jaquet énonce deux voies empruntables : Tout d’abord celle de la synesthésie, qui consisterait à concevoir chaque œuvre d’art comme une parcelle du monde sur laquelle la perception du spectateur doit se projeter avec la totalité des cinq sens, comme nous le faisons pour notre appréhension et connaissance des choses qui nous entoure. La seconde voie serait celle de considérer le parfum comme un moyen d’expression privilégié, acquérant le même statut que les catégories traditionnelles de l’art, et affranchi des caractéristiques hédonistes du «ça sent bon, ça sent mauvais » ou de la perception réduisant les odeurs à leur provenance, car le lexique des fragrances est étonnamment réduit.
Il faut par ailleurs s’affranchir de l’acceptation séculaire de la condition dualiste de l’homme. Le retour de l’esprit et du corps dans une seule entité est aussi considérer l’homme comme une multiplicité de sens, et donc accorder une importance accrue aux sens les moins sollicités comme l’odorat. Car c’est en développant le corps que l’on développe l’esprit, plus il est habitué à réagir à une multiplicité de choses, plus l’esprit est apte à penser. Avec l’entraînement, on peut même aboutir à une certaine odeur mentale affranchie de la représentation imagée, non formelle, comme la musique en quelque sorte car la matérialité de l’odeur et de la vue ne sont pas les mêmes. La puissance spécifique du parfum réside aussi dans son aspect volatile, invisible, quasi spirituel, qui est aussi un outil de connexion entre le divin et l’homme, entre le matériel et l’immatériel, à l’origine d’une voie de passage aussi puissante et évocatrice que l’art, permettant elle aussi d’accéder au sublime.

Roy Martin

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